« Art », de Yasmina Reza

Quand Serge présente son nouveau tableau, complètement blanc, à ses deux amis Marc et Yvan, un conflit éclate. Marc, révolté par cet achat inutile, fait ressortir ses vieilles rancœurs et envenime la situation tandis qu’Yvan, qui veut juste passer un bon moment, tente de calmer les choses…

« Quelle sorte d’ami es-tu Serge, qui n’estime pas son ami supérieur ? »

« Art » est une pièce de théâtre que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire en premiers temps, puis à voir ! La situation initiale peut paraître un peu simple ou légère pour une pièce d’un peu plus d’une heure et demie, mais les rebondissements et retournements de situation s’enchainent sans qu’on n’ait le temps de s’ennuyer. Serge, Marc et Yvan ont des caractères très différents qui s’opposent tout au long de l’histoire dans des débats animés. Cette pièce aborde différents thèmes, mais les plus récurrents sont l’art contemporain et l’amitié. Les trois amis n’ont pas tous la même perception de l’art et c’est ce qui va petit à petit les diviser. Ils soulèvent de nombreuses questions qui font réfléchir le lecteur/spectateur sans toutefois l’influencer !

La fin m’a particulièrement plu : elle donne une très belle conclusion tout en laissant place à l’interprétation… J’ai pu voir la pièce avec la mise en scène de 1994 et les acteurs (Fabrice Luchini, Pierre Arditi et Pierre Vaneck) sont incroyables. « Art » est revenu sur les planches début 2018 au théâtre Antoine, à Paris, avec de nouveaux acteurs pour interpréter les trois amis. Les représentations reprennent en septembre 2019 !

J’ai rédigé des descriptions assez approfondies (ci-dessous) sur les trois personnages mais je vous déconseille de les lire si vous n’avez pas encore vu la pièce, il y a peut-être quelques spoilers !

Yvan :

Yvan est un quadragénaire qui va se marier dans deux semaines avec Catherine, une fille de bonne famille dont il n’est pas réellement amoureux. Stressé par cet important événement, il a maigri et perdu quatre kilos. Sa vie professionnelle est un échec : il a toujours travaillé dans le textile et est maintenant représentant en papeterie. Yvan fait tout pour éviter les conflits : il est conciliant (parfois trop), ne donne pas beaucoup son avis, ne prend pas de risque et se contente simplement de son bonheur et de celui de ses amis. Cette qualité peut parfois se transformer en défaut quand elle s’apparente à de la lâcheté.

Marc, qui l’introduit pour la première fois dans la pièce, le présente ainsi : « Quoique Yvan est un garçon tolérant, ce qui en matière de relations humaines est le pire défaut. Yvan est tolérant parce qu’il s’en fout. » La page d’après, Yvan se qualifie lui-même de « garçon sympathique ». Il ne prend jamais les devants dans une conversation et se contente d’approuver ce que lui dit son interlocuteur. Yvan ne cherche pas les ennuis et évite toute sorte de querelle : il a déjà assez de problèmes du côté de sa famille entre une mère dont il a encore du mal à se séparer et une femme qui se prend la tête pour le mariage.

Pour Yvan, la dispute de Marc et Serge est de trop, comme on peut le voir dans ces répliques : « Vous n’allez pas vous engueuler, ce serait le comble ! » (l.806), « Mais qu’est-ce que vous avez tous les deux, vous êtes vraiment bizarres ! » (l.828-829), « Ecoutez les amis, si vous comptez me prendre comme tête de Turc, moi je me tire ! » (l.831-832), « Vous êtes vraiment sinistres ce soir !… » (l.846) Finalement, Marc et Serge renversent la conversation en l’accusant et en faisant ressortir tous ses défauts : « Yvan est un lâche » (985) « J’aimerais que tu cesses d’arbitrer, Yvan, et que tu cesses de te considérer à l’extérieur de la conversation » (l.1420-1421), « Tu dois choisir ton camp » (l.1433), « Tu as remarqué que tu ne parles que de toi » (l.1444), jusqu’à ce qu’Yvan fonde en larmes et explose en faisant pour la première fois une conclusion (qui se veut malheureusement objective) de sa vie :

« non, vous vous arrangez pour gâcher mon mariage, un mariage qui est déjà une calamité (…) Tu crois que j’aime les pochettes perforées, les rouleaux adhésifs, tu crois qu’un homme normal a envie, un jour, de vendre des chemises dos à soufflet ?!… (…) J’ai fait le con jusqu’à quarante ans, ah bien sûr je t’amusais, j’amusais beaucoup mes amis avec mes conneries, mais le soir qui est seul comme un rat ? Qui rentre tout seul dans sa tanière le soir ? Le bouffon seul à crever qui allume tout ce qui parle et qui trouve sur le répondeur qui ? Sa mère. Sa mère et sa mère. » (l1490-1504) « qui je suis ? Un type qui n’a pas de poids, qui n’a pas d’opinion » (l.1507-1508)

Yvan est quelqu’un de très stressé, mais surtout de très malheureux : « Bien sûr que je ne suis pas content. Je ne suis pas content mais d’une manière générale, je ne suis pas un garçon qui peut dire, je suis content » (l.474-475). Il a besoin de parler de ses problèmes et va régulièrement voir un psy nommé Finkelzohn. Dans les toutes dernières scènes on peut arriver à la conclusion qu’il souffre de dépression chronique, et qu’il en a presque conscience : «  Je suis rentré dans la suite logique des choses, mariage, enfants, mort. Papeterie. Qu’est-ce qui peut m’arriver ? » (l.1115-1116), « Je dois absolument parler à Finkelzohn de ma propension à pleurer, je pleure tout le temps, ce qui n’est pas normal pour un garçon de mon âge. »

En effet, si on peut voir que les personnages de Yasmina Reza sont très complexes et approfondis, en surface Yvan correspond au cliché type du dépressif qui apporte un certain comique dans la pièce sans s’en rendre compte.

Serge

Serge est un médecin dermatologue d’une quarantaine d’années qui a bien réussi : il gagne bien sa vie et est très aisé. D’un point de vue familial, on sait qu’il ne vit pas avec sa femme et qu’il ne voit que rarement son enfant. Il aime l’art moderne et vient d’acquérir un tableau monochrome à 200 000 F. Sa position sociale n’est sûrement pas pour rien dans son snobisme grandissant et visible notamment dans son attitude envers Yvan, le simple fait d’acheter un tableau aussi cher, ses débats sur « la reconstruction », « les hommes de leurs temps » et Sénèque, ou tout simplement dans le choix de son vocabulaire pour ne pas que ses amis le comprenne.

Au début, Serge est toujours doux, bien élevé et donc outré quand Marc qualifie l’Antrios de « merde ». Pourtant, dans l’extrait six, Serge commence à s’énerver du ton douceâtre de Marc qui tente d’exprimer son avis avec plus de tact, et petit à petit on voit son vocabulaire évoluer : «  Ça on s’en fout » (l.450), « Qu’est-ce qu’il fout celui-là ? Incapable d’être à l’heure, c’est infernal » (l. 577-578), « Qu’est-ce qu’il fout ? » (l.622) « Ecoute, je te propose quelque chose, si Yvan n’est pas là dans exactement trois minutes, on fout le camp » (l.639)

Serge est très contradictoire car il préférerait finalement que Marc lui dise les choses en face comme il le dit dans son monologue alors que d’un autre côté, sa franchise l’insupporte également : « Il m’énerve. C’est vrai. Il m’énerve. ». Sa relation avec Marc est plutôt compliquée mais très claire : c’est son ami même s’ils ont tous les deux beaucoup de caractère, qu’ils sont continuellement en conflit et qu’ils ne sont d’accord que sur très peu de sujets. Lors de sa dernière prise de parole, à la fin de la pièce, il conclut en effet par « Pourquoi faut-il que les relations soient si compliquées avec Marc ? » (l.1633-1634).

Par contre, Serge est beaucoup plus condescendant avec Yvan durant toute la pièce : « Tu laisses ton nom à la secrétaire et je te rappelle tout de suite » (l.267-268), « C’est incroyable que ce garçon –il n’a rien à foutre tu es d’accord- soit continuellement en retard ! » (l.620-622), « Il a raison, tu pourrais un jour avoir une opinion à toi. » (l.830), « Tu t’attaques à un garçon qui est incapable de se défendre… Tu le sais très bien. » (l.994-995), « Yvan a toujours été ce qu’il est » (l.1000), « D’autant que la croute qu’il a au-dessus de sa cheminée, je crains que ce ne soit son père qui l’ait peinte. » (l.1012-1013), « Je n’ai pas besoin d’un supporter » (l.1436), « Tu as remarqué que tu ne parles que de toi » (l. 1444, alors qu’il n’est pas très bien placé pour le dire) jusqu’à finalement pousser Yvan jusqu’aux larmes.

Serge est également cruel dans ses formulations, même s’il le dissimule plus que Marc qui lui, l’assume complètement : « Admets que Marc se nécrose. Car Marc se nécrose. » (l.276), « Pleure » (l.1469), « Si on pouvait ne pas tomber dans le pathétique » (l.1519). Petit à petit, on découvre donc plusieurs facettes de Serge : aimable en façade, plus agressif et facilement irritable par moments. Il sait arriver aux excès (comme par exemple quand il commence à se battre avec Marc) et se montrer blessant quand il le veut, notamment au moment où il parle de Paula à Marc, en lui avouant qu’il la trouvait « laide, rugueuse et sans charme » depuis le premier jour.

Néanmoins, Serge a une réaction très surprenante, qui donne une meilleure image de ce personnage lorsqu’il laisse Marc dessiner sur l’Antrios. Cela permet ensuite à Marc dans son monologue final de conclure l’histoire d’une manière très ouverte et originale.

Marc

Marc est ingénieur en aéronautique d’une quarantaine d’années, intelligent et dans une belle situation. Il a un caractère fort : il est têtu et n’hésite pas à provoquer pour obtenir ce qu’il désire. Il vit avec sa femme, Paula et a un tableau hypo-flammand dans son salon. Serge qualifie ses manières très péjorativement dès le tout début de la pièce, avant même qu’il ne soit réellement présenté, ce qui n’empêche pas le lecteur d’avoir beaucoup d’empathie et d’estime pour ce personnage : « Aucune tendresse dans son attitude. Aucun effort. Aucune tendresse dans sa façon de condamner. Un rire prétentieux, perfide. »

Marc est le seul des trois amis a toujours dire ce qu’il pense, dès le début et sans ambiguïté : c’est un personnage essentiel à la pièce car contrairement à Serge et Yvan, il ne change pas d’avis tout le temps, il a une opinion tranchée et il l’assume. Il a bien sûr des défauts : il ne se remet jamais en question et peut se montrer excessivement blessant et susceptible comme on peut le voir, par exemple, dans ces quelques répliques : « (…) pour te montrer qu’en plus d’être un esthète qui peut investir sur un tableau ce que tu ne gagnes pas toi en un an (…) » (l.32), « c’est un petit courtisan, servile, bluffé par le fric, bluffé par ce qu’il croit être la culture, culture que je vomis définitivement d’ailleurs. » (l.896-898), « Yvan est un lâche. » (l.985), « Si Yvan n’était pas l’être spongieux qu’il est devenu, il me soutiendrait » (l.1324-1325), « Pleure. » (l.1468).

Néanmoins, durant toute la pièce, il cherche ce qui le gêne tant avec Serge et je trouve ses conclusions et ses réactions tout à fait légitimes s’il a vraiment ressenti les choses comme il nous les présente.

« Le mal vient de plus loin… Il vient très précisément de ce jour où tu as prononcé sans humour, parlant d’un objet d’art, le mot déconstruction. Ce n’est pas tant le terme de déconstruction qui m’a bouleversé que la gravité avec laquelle tu l’as proféré. (…) Ce jour-là, j’aurais dû lui envoyer mon poing dans la gueule. Et lorsqu’il aurait été gisant au sol, moitié mort, lui dire, et toi, qui es-tu comme ami, quelle sorte d’ami es-tu Serge, qui n’estime pas son ami supérieur ? »

Marc est le seul à réellement se demander d’où vient la querelle : il met des mots sur ce qu’il n’arrivait pas à formuler : son éloignement progressif avec Serge, son sentiment d’avoir été abandonné, trahi, mis de côté. Marc se croyait le mentor de Serge, et il est tombé de très haut. Dans cette réplique, Marc soulève d’autres points sur l’amitié, et sur les gens de manière générale, qui appellent à la réflexion. Serge l’accuse du même défaut qu’Yvan (d’être égocentrique), pas forcément à tort, mais Marc a réponse à tout et il retourne la situation en obligeant le lecteur à se poser des questions.

« Marc : (…) Regarde ce malheureux Yvan, qui nous enchantait par son comportement débridé, et qu’on a laissé devenir peureux, papetier…Un garçon qui nous apportait sa singularité et qui s’escrime maintenant à la gommer…

Serge : Qui nous apportait ! Est-ce que tu réalises ce que tu dis ? Toujours en fonction de toi ! Apprends à aimer les gens pour eux-mêmes, Marc.

Marc : Ça veut dire quoi, pour eux-mêmes ?!

Serge : Pour ce qu’ils sont.

Marc : Mais qu’est-ce qu’ils sont ?! Qu’est-ce qu’ils sont ?!… En dehors de l’espoir que je place en eux ?… » (p.71)

Si c’est lui qui pose des problèmes en traitant l’Antrios de « merde », Marc est également le personnage qui conclut l’histoire d’une manière très poétique après avoir dessiné un skieur sur le tableau : « Mon ami serge, qui est un ami depuis longtemps, a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt. Elle représente un homme qui traverse un espace et qui disparaît. »

 

Mlle Jeanne



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  1. Ping : C’est le premier, je balance tout #4 (juillet 2018) | Blog Deux pour Une

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